La maison d’Éloïse – celle des archives, celle de ma mémoire

Publié par Alain GAGNIEUX le 20 octobre 2015 dans la catégorie Histoires de famille

D’après L’ombre d’Éloïse, L’Harmattan, 2015

La maison des archives

Rue des Promeneurs à Chaumergy (Jura), autrefois le Coin du bois.
On peut encore y voir la maison d’une lignée, celle de certains Jeandot, Simeray et autres Prost. Mon grand-père maternel y vit le jour, sa mère Éloïse Jeandot aussi et bien d’autres encore.
J’ai pu suivre jusqu’au début du 19e siècle la trace de cette demeure dans les archives notariales. Voici par exemple la description qui en est faite dans l’acte de partage [1] auquel procéda Jean Prost (mon sosa 220) [2] le 22 janvier 1839 avec ses quatre enfants, Célestin, Simon [3], Claudine et Étiennette :

Une maison couverte à paille bâtie en terre et bois, composée d’une habitation, grange, écurie, cour, jardin, verger et meix.

J’ai dû revenir plusieurs fois sur les actes notariés avant de comprendre qu’il ne s’agissait que de la moitié à bise de la maison. En effet, l’autre moitié, à vent, appartenait alors à une certaine Claude-Françoise Prost, veuve Barthélémy Prost, dont je n’ai pu jusqu’à présent établir, ni pour l’un ni pour l’autre, quelque lien de parenté avec le propriétaire de la moitié à bise. Jean Prost en avait hérité d’un tiers par sa mère, Françoise Ramaux, puis il avait racheté les deux autres tiers à ses sœurs, Catherine et Marguerite [4] .


Ainsi, par le partage que Jean Prost réalisa en 1839, la moitié à bise de la maison fut attribuée en indivision à ses deux enfants, Simon et Claudine, et vingt ans plus tard le frère acheta la part de sa sœur.
La propriété en revint ensuite à Anastasie Simeray, à la suite du partage ante mortem réalisé le 5 septembre 1876 par Simon et son épouse au profit de leurs trois petites-filles [5]. On signa le même jour le contrat de mariage de ladite Anastasie avec Amédée Jeandot, propriétaire de la partie à vent en indivision avec son frère Constant et sa sœur Marie-Célignat – leur père était décédé en 1870 et la mère bénéficiait vraisemblablement de l’usufruit d’une partie de la maison [6].

Par ce partage du 5 septembre 1876, suivi le jour même de la signature du contrat de mariage d’Amédée et Anastasie, les époux Prost organisent la transmission de leurs biens entre leurs trois petites-filles [7]…
L’aînée est mariée depuis trois ans et habite avec son mari aux Grandes Fouilles [8].
La plus jeune est encore mineure et célibataire.
Reste Anastasie, dont le mariage avec le proche voisin et lointain cousin [9] Amédée offre peut-être l’opportunité de maintenir l’ensemble de la maison dans une même lignée…. En tout état de cause, c’est à Anastasie que revient la partie à bise de la maison, alors que l’on a réparti les terres à peu près équitablement entre les trois sœurs.
Cependant, cette disposition du partage présente une contrepartie non négligeable : le versement d’une soulte de six cent trente trois francs trente cinq centimes à chacune de ses deux sœurs, un an après le décès du dernier survivant des grands-parents Prost. En outre, ces derniers conservent la jouissance et l’usufruit de la maison. En conséquence, Amédée et Anastasie – dont le contrat de mariage [10] a été signé le jour même du partage – devront cohabiter avec les grands-parents Prost. Et de plus, ils devront fournir à Julie, la benjamine de la fratrie, jusqu’à la fin de son célibat,

un logement convenable dans la maison ci-dessus donnée avec droit à un carré de jardin, droit d’héberger ses fourrages et ses récoltes et son bétail, droit au four, au puits, aisances et dépendances.

Signés le même jour, l’acte de partage et le contrat de mariage se conjuguent en une sorte de pacte familial dont je ne saurais dire s’il fut véritablement avantageux pour le nouveau couple – que l’on songe notamment à la cohabitation de cinq adultes dans un habitat aussi réduit. Et la présence de « bouches inutiles » n’allait-elle pas devenir pesante à la longue ? Cela me ramène à l’histoire de Cyrille, personnage principal d’un roman de Maurice Genevoix [11], dont le fils est mort à la guerre, laissant une veuve et un orphelin de dix ans. L’histoire commence chez le notaire où l’on signe un acte de partage au profit du petit-fils du vieillard, dont les biens seront jusqu’à la majorité de l’enfant gérés par la mère et son nouveau mari. En contrepartie, ces derniers devront fournir à Cyrille « un logement sain et convenable ». Or, par maintes insinuations, réflexions et autres mesquineries, on fera très vite sentir au vieux qu’il est de trop. C’est alors qu’en désespoir de cause il croira échapper à ce harcèlement moral en entrant à l’hospice… La suite sera tragique.
Pour en revenir aux grands-parents Prost, leur décès suivra de peu la signature du partage : Simon le 15 janvier suivant, puis Marie-Claudine le 2 avril. J’ose espérer qu’ils auront été traités tout autrement que le personnage de Maurice Genevoix, et qu’on ne leur a pas fait prendre le « bouillon d’onze heures » [12].

La maison de ma mémoire

Je fis plusieurs séjours dans cette maison du vivant d’Éloïse. Puis, de décennie en décennie, alors que se succéderont de nouveaux propriétaires, je reviendrai quatre ou cinq fois à Chaumergy, tournant furtivement autour de cette maison typique de la Bresse jurassienne, tout en longueur, avec son avant-toit débordant dont la vocation première est de protéger les murs de torchis.
La bâtisse est partagée en deux habitations par le portail de la grange.
Celle à bise fut occupée par Éloïse et sa sœur cadette Marthe jusqu’à leur décès au début des années 1960.
L’autre à vent appartenait alors à un certain Ridet. Je vois encore celui-ci debout sur son seuil, coiffé d’un chapeau sans forme, mal rasé, une cigarette au coin de la bouche, nous observant d’un œil sournois. Il était établi qu’on était loin de l’entente cordiale entre Ridet et les deux sœurs.
Du côté d’Éloïse et Marthe, deux entrées: l’une sur la cuisine (“salle du poêle” du temps de leurs parents) ; l’autre sur une chambre dont je ne me souviens pas qu’il y eût une porte de communication avec l’intérieur. Un appentis est accolé au mur porteur du côté de la route de Beauvernois (13].
La cuisine est sombre. Le jour n’entre que par une petite fenêtre et la vitre de la porte d’entrée. Les murs sont noircis par les émanations de plusieurs générations. Je ne crois pas qu’il y eut l’électricité du temps d’Éloïse. Néanmoins, je ne me rappelle de rien qui ressemblât à une lampe à pétrole ou à huile.
En entrant à droite, une grande table convertible en pétrin – il suffit d’ôter le plateau – occupe l’espace devant la cheminée et le four à pain. En face, une porte s’ouvre sur la chambre principale. À gauche, une autre porte permet un accès direct à la grange, puis vers l’étable où je vis une vache à l’occasion de mes premiers séjours au Coin du bois. Il y en eut probablement deux du temps d’Amédée (ou peut-être une seule et un cheval), ne serait-ce que pour tirer cette charrue Dombasle [14] que l’actuel propriétaire a conservée.
Quant au puits, il est invisible depuis près de vingt ans. Avec le temps la margelle s’est enfoncée sous terre, comme aspirée par de mystérieuses puissances telluriques.
Je me vois encore, lorsque pour la première fois j’entrai dans cette maison. En particulier lorsque j’escaladai l’immense lit de la chambre qui donne sur la cuisine. Je ressens encore le moelleux du matelas – le sommeil m’y enlisa instantanément. Au matin, alors que la lumière du jour était déjà entrée par une ouverture donnant sur l’arrière de la maison – fenêtre ou porte vitrée – je fus réveillé par un concert de bruits venus de l’extérieur, ceux d’un monde animal – coqs, poules, oies, canards et que sais-je encore – merveilleusement insolite.

Notes

1. Transcription de l’acte de partage (format pdf).

2. La numérotation de Sosa-Stradonitz est une méthode de numérotation des individus utilisée en généalogie permettant d’identifier par un numéro unique chaque ancêtre dans une généalogie ascendante [voir ma généalogie].

3. Mon sosa 110.

4. Acte de vente et d’échange du 13 mars 1815 et acte de vente du 8 avril 1822 – le premier établi par Me Antoine-Joseph Courcenet, le second par Me Claude Mairet, tous deux notaires à Chaumergy (archives de l’auteur).

5. Acte de partage des époux Simon PROST du 5 septembre 1876 au profit de leurs trois petites-filles, Marie-Angélique, Marie-Anastasie et Marie-Julie SIMERAY (transcription – format pdf).

6. En 1840, la propriété de la moitié à vent était passée de Claude-Françoise Prost à un certain François-Victor David, lequel la revendit en 1865 à Jean-Claude Jeandot, le père d’Amédée.

7. Au sujet du partage d’ascendants, voir Jean-Louis HALPÉRIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, Quadrige PUF, 2001, p. 111.

8. Hameau appartenant à la commune de Chaumergy.

9. Les jeunes époux ne sont que de lointains cousins. En effet, il faut monter haut dans l’arbre généalogique pour retrouver leurs ancêtres communs : François SIMEREY et Henriette RAMEAUX, l’un né à Mouthier-en-Bresse le 25 août 1654, l’autre à Chaumergy le 1er février 1647.

10. En ce qui concerne l’usage du contrat de mariage dans le Jura, voir Michel VERNUS, La vie comtoise au temps de l’Ancien Régime (XVIIIe siècle), Tome 1, Marque-Maillard, 1985, p. 177-180, ainsi que Mariages et noces d’autrefois – Rites et traditions, Cabédita, 2002, p. 41-47.

11. Maurice GENEVOIX, La maison du Mesnil, Éditions du Seuil, Collection Points, 1982.

12. Cette expression remonterait au 17e siècle quand « donner le bouillon » signifiait « empoisonner ». Le bouillon du soir pouvait être en effet l’occasion d’ajouter une mixture faisant passer son consommateur de vie à trépas dans la nuit. Irène FRAIN, dans son roman Secret de famille (Éditions J.-C. Lattès, 1989), évoque des « bouillons d’onze heure » agrémentés d’hellébore noire ou d’allumettes phosphorées.

13. À 3 km de Chaumergy (Jura), Beauvernois (Saône-et-Loire) est le berceau de mes ancêtres Jandot et Jeandot. Ils y apparaissent dès la fin du 17e siècle.

14. Première charrue à versoir, sans roue, mise au point en 1820-1821 par l’agronome lorrain Mathieu Dombale. Elle se généralisa dans toute la France vers 1870.

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