Lettre du 20 avril 1946

460420En mer, le 20 avril 1946

Mes très chers parents, ma très chère sœur.

La dernière lettre fut confiée à la poste d’Aden. Je ne sais si nous pourrons déposer celles écrites entre Aden et ce jour à Singapour où nous ferons escale demain soir ou à Saigon à l’arrivée. Quoiqu’il en soit, le bateau touchait Aden, à la pointe Sud de l’Arabie le mercredi 10. Depuis ce jour nous traversons l’Océan Indien aussi calme qu’un lac, par une chaleur torride. Le 12 au petit jour une baleine s’ébattait à une cinquantaine de mètres du navire. Je l’ai vue distinctement. L’ après-midi une nuée de superbes poissons volants s’amusaient. Ce sont des poissons de couleur foncée munis de petites ailes transparentes. Ils volent au ras de l’eau et peuvent parcourir une centaine de mètres. Le soir nous admirons d’une part la Croix du Sud et d’autre part la planète Vénus. Dans la journée du samedi 13 un seul fait saillant: un superbe requin suivait le bateau. Le dimanche 14, j’étais un peu souffrant (coliques et selles nombreuses). Mais cela va beaucoup mieux: j’ai retrouvé mon appétit et ma grande forme. Le lundi 15 à 12h30 nous sommes en vue des Iles Minikoï (Détroit de Corail). Le soir un radio-crochet pour officiers au salon de 1ère classe nous divertissait beaucoup. Le mardi 16, en début de soirée nous longeons les côtes de l’Ile de Ceylan. Plus tard un petit orage  qui n’eut même pas la force de remuer la mer apporta un peu de fraîcheur. Le mercredi 17 nous piquions vers l’Ile de Sabang, escale prévue située à la pointe nord-ouest de Sumatra. Dans l’après-midi nous croisions trois navires de guerre français. Le soir nous avalons nos premiers cachets de quinine : préventif contre le paludisme. La journée du jeudi 18 se passe calme, monotone, sans grand intérêt. Mais il n’en est pas de même le 20. Le 20 à 8 heures nous accostons dans le petit port de la petite île de Sabang, possession hollandaise. Toute la population blanche et indigène de l’île se pressait sur le quai. Les officiers hollandais et le gouverneur civil de l’île montèrent à bord pour saluer notre colonel et nous souhaiter la bienvenue.A 9h30 nous pouvions descendre à terre. C’est une petite île en forme de fer à cheval dont une partie est habitée, l’autre est recouverte de forêt et de brousse. Elle fut occupée par les Japonais qui la fortifièrent et déportèrent les colons et soldats néerlandais en Birmanie puis en Indochine. En Indochine ceux-ci furent magnifiquement reçus par la population. Lors de la capitulation japonaise ces hollandais se révoltèrent, désarmèrent leurs gardiens et engagèrent le combat contre les Japonais. Ils aidèrent de leur mieux les colons français chez qui ils vivaient; les colons les considéraient comme leurs enfants. Ils ne furent rapatriés en possession néerlandaise qu’après l’arrivée du Général Leclerc à Saigon, qui en décora plusieurs de distinctions françaises. Aussi conservent-ils un excellent souvenir de la France et de l’Indochine. Ils nous reçurent magnifiquement, ne sachant que faire pour nous faire plaisir. A 11 heures, ce qui fait 6 heures en France, une prise d’armes organisée à terre par le Régiment scella des liens déjà étroits.Le Commandant néerlandais du bord fut nommé légionnaire honoraire de 1ère classe et reçu son insigne, et son petit galon vert qu’il porte maintenant avec fierté. A 12h45 nous remontions à bord pour déjeuner. A 13h30, des camions nous attendaient et ma section avec Serge en tête sous la conduite de s/offs hollandais put visiter complètement l’île. Les 2 s/offs nous invitaient à boire des boissons glacées dans un café et nous firent manger des bananes et de la noix de coco. Puis ils nous emmenèrent à la plage où nous prîmes un bon bain . Ils nous firent visiter les ex-installations militaires japonaises puis leurs propres fortifications. A 17 heures ils nous déposèrent au bateau. A 17h15 toute la population et les gradés de la Légion assistèrent à un concert donné par le Régiment au cercle hollandais. A 20 heures un grand bal organisé par les colons réunit au cercle toute la population blanche de l’île et les jeunes filles indigènes (qui sont excessivement belles). Nous pûmes danser et compter fleurette à ces jeunes demoiselles qui nous écoutaient gentiment. Elles répondirent d’ailleurs à notre flamme passagère. Nous nous sommes bien amusés. L’une d’elles m’emmena admirer des danses locales, légères, souples et gracieuses. En parlant anglais, nous pûmes nous faire comprendre sans trop de peine. Je ne peux m’étendre plus longuement sur ce sujet. Toutes les boissons que nous prîmes dans la journée nous furent offertes gracieusement. Ce fut vraiment une journée magnifique. Lorsque nous remerciions les anglais de cet accueil ils nous répondaient invariablement:” Vous n’avez pas à nous remercier, nous essayons de vous rendre ce que les français ont fait pour nous en Indochine.” […] Le matin à 6 heures nous repartions et à nouveau sur le quai toute la population se pressait pour nous souhaiter bon voyage. Demain soir nous arriverons à Singapour pour refaire provision de mazout et quatre jours plus tard ce sera Saigon et l’Indochine. Nous avons à déplorer la mort d’un légionnaire frappé d’une maladie inconnue. Il sera inhumé dans l’île de Sabang sous pavillon français par les hollandais.

La mer est excessivement calme. Nous ne ferons pas connaissance avec une bonne tempête. Je crois qu’il vaut mieux d’ailleurs (le mal de mer serait à craindre).

Et vous que devenez-vous dans ce Villemomble que je reverrai dans 2 ans 1/2. Il doit pleuvoir. Que devient Mademoiselle ma sœur ? Maman se porte-t-elle bien ? Et toi papa, ne te fais pas trop de soucis. Ton fils se porte merveilleusement bien et fait connaissance avec la Terre. […] J’espère trouver de vos nouvelles à Saigon en débarquant. Nous buvons en moyenne 4 à 5 litres d’eau glacée par jour. Nous transpirons beaucoup, mais au lieu de perdre notre graisse nous éjectons l’eau avalée.

En ce moment il est 10h05. Vous êtes encore au lit en France. Je suis levé depuis 6 heures?. Nous apercevons les côtes de Sumatra. A Sumatra la guerre n’est pas terminée entre les éléments indigènes soutenus par une trentaine de milliers de Japonais et les hollandais soutenus par des contingents anglais.

Je termine là cette courte lettre en espérant qu’elle vous trouvera tous en excellente santé, dans les plus brefs délais. Je vous embrasse tous bien fort.

Serge

P.S.: Je joins à ma lettre quelques photos du fort et de la ville d’Aden (1). Avez-vous reçu mes deux lettres ? Avez-vous reçu mes photos expédiées à Aden avec la deuxième missive ?

Sous-lieutenant Jeandot Serge, 5ème Compagnie, SP.S3.342

1. Photos égarées

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