Lettre du 26 avril 1946

460426S.P. 53.342, le 26 Avril 1946

Mes très chers parents, Ma très chère sœur.

Depuis hier matin, 25 Avril 1946, date qui comptera dans ma vie, je me trouve en Indochine, quelque part en Cochinchine dans les environs de la capitale. Le débarquement s’effectua très bien, dans les meilleures conditions possibles. Arrivés à Saïgon dans le début de la matinée nous pûmes visiter la ville. Saïgon est une ville très importante divisée en Saïgon (ville européenne) et Cholon (ville indigène et commerçante). La vie y a repris normalement, le ravitaillement de la population est assez congru quoique de grands progrès furent réalisés depuis l’arrivée des premières troupes françaises. Les cigarettes et tabac par contre sont introuvables ou les prix d’achat exorbitants. Pour vous en donner une idée: le paquet de 20 cigarettes anglaises ou américaines vaut de 15 à 20 piastres (la piastre équivalent 17 francs français). Des bateaux chargés de ravitaillement arrivent de France, les américains et les anglais nous livrent de la marchandise: d’ici quelques mois, la situation sera redevenue normale au point de vue alimentaire.

En ce qui concerne notre propre installation: la compagnie est cantonnée dans une localité assez importante, qui possède une gare (ce qui nous a permis de la rejoindre par voie de fer). Mais nous ne resterons ici que quelques jours: nous allons rejoindre prochainement notre cantonnement quelque part dans la brousse où nous vivrons la vie de poste.

Question climat: la chaleur est torride. Dans deux ou trois semaines nous serons en pleine période de mousson. Lorsque l’eau tombera du ciel il n’y aura qu’une seule chose à faire: rester à l’abri. L’eau transperce tout.

D’ici quelques temps lorsque j’aurai touché ma solde et que perdu dans la brousse nous n’auront pas l’occasion de dépenser beaucoup d’argent il mes sera possible de vous expédier des paires de chaussure en cuir superbe avec semelle de crêpe et des sacs de dame à bandoulière pour maman et Yvette. Il est très facile de trouver à Saïgon des objets en cuir. Il nous sera possible d’envoyer en France et recevoir de France un colis postal de 5 kgs par mois. Si Yvette était là (en Indochine) elle pousserait des cris d’admiration devant les paires de chaussures et les sacs genre swing. Vous n’en trouverez jamais de semblables en France.

A part cela tout va bien, dans le meilleur des mondes. La santé est excellente et le moral sans égal. D’ailleurs la vie d’aventures que nous allons mener maintenant me plait énormément. Pendant quatre ans en France, en tant que F.F.I., nous faisions aux troupes allemandes une guerre de guérillas, d’embuscades et de guet-apens. Tandis que maintenant les rôles sont changés: je prends la place de l’occupant et les membres du Viet Minh deviennent les F.F.I. Cela change dans la vie, voyez-vous ?

Et vous que devenez-vous dans cette banlieue parisienne à l’éclairage électrique, où les moustiques et les serpents sont presque inconnus ? Vous portez-vous bien ? Yvette travaille-t-elle bien à l’école ? Maman n’a-t-elle pas le cafard de me sentir ici ? Autant de questions, auxquelles je pense bien souvent. Ce matin le courrier est arrivé; tous les camarades eurent la chance de lire des nouvelles de leur famille : moi je n’ai rien reçu. Enfin, j’espère que samedi prochain, au courrier, je recevrai quelque chose. Ecrivez-moi souvent j’en aurai besoin. Et ici à plus de dix mille kilomètres de sa famille, on aime savoir ce qu’il se passe au sein de celle-ci. De mon côté, à chaque escale une lettre fut postée. Aujourd’hui 2 lettres seront remises au vaguemestre. Je vous ai promis avant mon départ de vous écrire souvent: je tiens promesse.

Enfin, il va bientôt faire nuit. La nuit tombe très tôt ici. La nuit tombée, nous nous couchons et essayons de nous endormir dans la chaleur sous notre moustiquaire, étendus sur nos lits de camps. Il va falloir nous quitter. J’espère que cette courte lettre vous trouvera en excellente santé. Ne vous en faites pas : pour moi tout se passera très bien. Je termine en vous embrassant tous bien fort plusieurs fois et en pensant à vous. J’oubliais: Papa au cas où tu rencontrerais le Cdt Henry, voudrais-tu lui demander s’il ne pourrait pas s’occuper de ma Croix de Guerre. Elle me servira ici.

Serge

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