Annexes

La vulnérabilité des postes du Corps expéditionnaire  

Extrait de Lucien BODARD, La guerre d’Indochine – L’enlisement, Gallimard, 1962.

Sur l’horizon noir, une flamme monte dans la nuit. Cela veut dire qu’un poste n’existe plus. Il a été pris et incendié à la suite d’une trahison. Il n’y a pas eu d’assauts, mais la porte de l’enceinte a été ouverte par un complice, les Viets, silencieusement amassés alentour, se sont rués à l’intérieur. Il leur a suffi de quelques minutes pour égorger le sergent français et les partisans fidèles, s’emparer des armes et du matériel et se retirer après avoir allumé l’incendie. Des coolies emportent leur butin. Quand, à l’aube, arrivent des renforts français, ils ne trouvent plus qu’une terre calcinée et des débris humains.

L’Etat-Major n’a jamais révélé combien de postes sont tombés de cette façon. Mais ils sont nombreux.

Pour les Français enfermés dans les postes, la trahison est une hantise. Ils scrutent sans cesse les visages souriants ou indifférents de leurs partisans ; et même s’ils n’y décèlent rien d’inquiétant, ils ne peuvent s’empêcher d’être fous de soupçons. Certains d’entre eux sont devenus des loques à force d’épier leurs supplétifs jaunes dont ils ne savent rien, et dont ils ne parlent pas la langue. Ils imaginent d’incroyables précautions, attachant les armes à de râteliers, apprenant à rôder pieds nus. La nuit surtout, c’est un supplice. Parfois le Français ne dort pas pendant des semaines, il s’épuise en rondes, il sursaute au moindre bruit venant des ténèbres tropicales.

Les Viets savent merveilleusement jouer de l’anxiété de ces Français enfermés, ils ont même toute une technique pour accroître leurs obsessions. Pour cela, ils déposent des messages de mort contre l’enceinte, ils accrochent aux arbres d’énormes écriteaux aux phrases toujours semblables: «Rends-toi ou dans un mois tu seras mort.» Avec des porte-voix ou des haut-parleurs, ils répètent jour après jour aux partisans de se libérer en tuant leur oppresseur, le chef de poste français. Celui-ci ne comprend pas ces harangues en vietnamien, mais il en devine le sens. Son interprète lui en traduit des passages, mais il n’est pas sûr que cet homme ne mente pas. Parfois, l’interminable discours venu du dehors est coupé de phrases en français, pour lui, lui décrivant minutieusement la fin qui lui est réservée. Si ses nerfs ne sont pas solides, il flanche.

Une ambiance générale de cruauté 

Extrait de Lucien BODARD, La guerre d’Indochine – L’enlisement, Gallimard, 1962.

En Indochine, tout le monde est ligoté par le contentement.

Et cependant comment douter de la « chose» – des tortures, des atrocités, de tout ce que l’on commet dans l’étendue muette des rizières et des jungles ?

A Saigon, les Vietminh m’ont montré des images affreuses, par kilos ­ photos d’exécutions, photos de paysans abattus quand ils fuyaient leurs villages en flammes, photos de femmes nues, éventrées, des bambous pointus enfoncés dans le sexe, photos d’enfants aux membres éparpillés. Les Vietminh m’ont aussi fait lire les rapports d’un commissaire politique sur un officier français : chaque fois qu’il faisait un prisonnier, il l’attachait à un arbre et lui coupait la gorge au poignard, remplissant de son sang un verre qu’il buvait en lui disant: « À ta santé ».

Naturellement, de leur côté, les Français exhibent des photos semblables.

Là aussi, on voit des tonnes de rictus de suppliciés, des tonnes de cadavres démembrés. Les Français attribuent ces horreurs aux Vietminh avec des précisions apparemment irréfutables – les dates, les noms, toutes les circonstances. Cela prouve que les Vietminh ont perpétré d’innombrables atrocités. Hélas, cela ne prouve pas que le Corps expéditionnaire n’en a pas commis.

C’est partout la même atmosphère, comme s’il y avait une ambiance générale de cruauté, aboutissant aux mêmes faits.